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Le soleil se couchait quand ils sortirent de la hutte. Ses rayons, qui descendaient en oblique dans la grande cour et entouraient Azilis d’un halo doré, ajoutaient à l’irréel de son apparition. Elle s’avança d’un pas solennel vers le bâtiment où le conseil avait lieu, les yeux fixés droit devant elle, tenant à bout de bras l’épée dans son fourreau. Kian la suivait.

Tout entière concentrée sur la tâche qui l’attendait, elle était aveugle aux réactions qu’elle provoquait. Kian, lui, avait conscience des gestes qui se figeaient, des yeux écarquillés, des têtes qui se tournaient pour suivre cette incroyable vision. Il perçut un flot de murmures incrédules. Au milieu de ce fort tendu vers la guerre, elle était plus qu’une femme luxueusement parée. Elle paraissait surgir d’un autre monde, surnaturel et inhumain. Et Kian lui-même ressentait une crainte superstitieuse en voyant sa fine silhouette traverser cet univers de guerriers.

Le conseil venait de s’achever. Déjà des hommes sortaient pour rejoindre leurs détachements. Azilis et Kian se présentèrent à la porte. Un jeune garçon s’y tenait, qui resta bouche bée en voyant Azilis s’avancer vers lui. Quand elle lui demanda si Arturus était là, il se contenta de hocher la tête en désignant les quelques personnes encore réunies.

Un petit groupe de cinq ou six guerriers, pas plus. Assis en cercle, sur des peaux de chèvres, autour d’un feu. Kian s’était attendu à une assemblée d’officiers et de notables semblables à Lucius Arvatenus ou à Marcus Sennius, c’est-à-dire aux hommes de pouvoir qu’il avait côtoyés en Gaule.

Ceux qui se trouvaient là ne leur ressemblaient en rien. Un seul d’entre eux, un colosse d’âge mûr aux cheveux gris coupés court, portait une tunique romaine. Les autres étaient vêtus de braies et de tuniques colorées, certains barbus et d’autres glabres, plusieurs parés de bijoux. L’un d’eux, constata Kian avec stupeur, avait les cheveux décolorés et les yeux – des yeux étranges, l’un noir, l’autre bleu – noircis comme ceux d’une femme. Il n’en paraissait pas moins viril. Tous se turent quand Azilis s’avança vers eux.

Elle semblait à peine les voir. Son regard était fixe, effrayant. « Elle est en transe, comprit Kian, elle est entrée en contact avec l’autre monde, comme quand elle soigne. »

Enfin, elle fit des yeux le tour de l’assemblée, immobile, souveraine, l’épée toujours tendue à bout de bras.

— Arturus ? demanda-t-elle d’une voix forte.

— Que me veux-tu ? interrogea un homme qui se tenait au milieu du groupe, la main posée sur la tête d’un molosse.

Elle l’examina sans répondre et Kian devina qu’elle tentait de juger, en cet instant ultime, si le dux bellorum méritait Kaledvour, l’épée de la liberté. Quelques secondes pour tenter de percer un être, pour décider s’il serait digne du rêve d’Aneurin et de son épée. L’homme attendait, silencieux, attentif. Il était jeune encore, très grand, vigoureux, avec de longs cheveux noirs et un visage anguleux et hâlé. Ses yeux, d’un bleu vif, détaillaient Azilis avec intensité. Lui aussi s’efforçait de la percer à jour.

— Voici Kaledvour, dit-elle en breton. Une épée forgée par un barde qui la destinait au Haut Roi des Bretons, une épée pour sauver la Bretagne des invasions barbares. Elle n’a jamais connu la défaite et ne la connaîtra jamais : aucune autre épée ne peut la vaincre. L’homme qui l’a forgée est mort, Ambrosius Aurelianus est mort. Cette épée, Arturus, t’est maintenant destinée car elle te donnera la victoire contre les Saxons et fera de toi le Haut Roi que les Bretons attendent.

 

* * *

 

Un silence absolu suivit la déclaration d’Azilis. Un silence extraordinaire. Arturus la fixait sans bouger. Enfin, il s’avança vers elle, tendit la main et accepta Kaledvour. Kian vit Azilis vaciller. Il fit un pas, prêt à la retenir si elle s’évanouissait.

Arturus tira Kaledvour de son fourreau. La lame étincela dans la lumière du feu et des torches, les pierres serties dans sa poignée d’or luisirent comme des braises. Le dux leva l’arme devant lui. La stupeur et l’admiration se lisaient sur son visage. Kian devina qu’il percevait la puissance surnaturelle de l’arme qu’il brandissait.

— Une épée de roi, en effet, murmura le dux bellorum. Qui es-tu ? Comment t’es-tu introduite ici ?

— Je suis domna Niniane, répondit Azilis. Venue de Gaule avec Kian, mon compagnon.

— Mais enfin, que fais-tu ici ?

L’exclamation prononcée en latin attira tous les regards vers un homme de forte stature, au visage parsemé de taches de son, qui s’approchait d’un pas rapide. Il n’avait pas menti dans ses lettres. Difficile de reconnaître dans ce barbare aux cheveux noués en queue-de-cheval et à la barbe hirsute le jeune homme de bonne famille qui avait quitté la villa trois ans auparavant. Elle l’arrêta d’un geste de la main.

— Je suis heureuse de te trouver vivant, Caius, dit-elle, en latin elle aussi.

— Vas-tu m’expliquer…

— Tu connais cette fée ? questionna soudain l’homme aux cheveux décolorés. Les femmes humaines ne te suffisent donc plus ?

Il avait observé la scène avec une expression étrange, plus amusée qu’étonnée. Caius s’exclama :

— Cette fée ! Cette fée…

— … vient d’apporter à Arturus une épée royale, le coupa l’homme étrange en s’approchant d’une démarche souple et chaloupée. Ces imbéciles de Venta lui ont refusé l’épée d’Ambrosius Aurelianus et voilà qu’une créature merveilleuse lui offre une arme magique forgée par un barde. Qu’on annonce vite la nouvelle ! Que les hommes du camp en soient informés ! Qu’Arturus nous mène demain à la victoire en brandissant Kaledvour. Et que dame Niniane en soit remerciée à jamais, ajouta-t-il, s’inclinant devant elle.

Arturus semblait indécis. Son regard allait de l’épée à Niniane comme s’il peinait à croire en leur présence.

— Myrddin a raison, tu ne pouvais m’offrir cette épée à meilleur moment. Je la prendrai demain pour la bataille. Nous verrons alors si elle fera de moi le Haut Roi des Bretons. Merci, dame Niniane.

À son tour, Arturus s’inclina profondément devant Azilis.

L’homme qu’Arturus avait appelé Myrddin accueillit la décision par un éclat de rire qu’il accompagna d’une claque chaleureuse sur l’épaule du dux bellorum. Azilis s’aperçut alors que Myrddin portait à l’épaule une petite harpe semblable à celle d’Aneurin. « Un barde, comprit-elle alors. Le barde d’Arturus, qui chante ses exploits et hauts faits. »

— Que chacun rejoigne son poste, lança Arturus d’un ton sans appel. Nous avons beaucoup à faire avant l’aube et les combats.

Les quelques hommes qui les entouraient quittèrent la pièce à l’exception de Caius et de Myrddin. Ce dernier déclara :

— Je vais faire le tour du fort. Vérifier que tout le monde a appris l’événement. À tout à l’heure, Arturus. À tout à l’heure, dame Niniane… À moins que tu ne repartes déjà vers le monde mystérieux d’où tu as surgi ?

Malgré la tension nerveuse qui l’habitait encore, Azilis ne put s’empêcher de sourire. Ce barde étrange paraissait aussi détendu, aussi gai que s’ils avaient été à la veille d’une partie de chasse. C’était une légèreté qui inspirait courage.

— Si mon seigneur Arturus le permet, répondit-elle, Kian et moi resterons ici jusqu’à l’issue de la bataille.

Kian, un peu en retrait, ne pouvait que deviner ce qui se disait. Azilis regretta de ne pas lui avoir laissé porter l’épée. Après tout, Aneurin l’avait missionné autant qu’elle. Elle aurait pu se contenter de parler. Arturus risquait de ne pas comprendre le rôle de Kian. Elle déclara, en prenant son compagnon par la main :

— Kian ne connaît pas le breton. Mais c’est d’abord à lui qu’Aneurin a confié Kaledvour…

— Aneurin !

Caius avait presque crié. Elle se tourna vers son frère. Le bonheur de le retrouver était terni par le devoir de lui annoncer tant de funestes nouvelles. Sans s’en apercevoir, c’est en latin qu’elle répondit :

— Oui, Caius, c’est Aneurin qui a fabriqué cette épée quand il était à Constantinople. Et, crois-moi, elle possède vraiment un pouvoir hors du commun. Il voulait l’apporter à Ambrosius Aurelianus et lui dévoiler le secret de sa fabrication pour donner aux Bretons des armes supérieures à celles des Saxons. Mais il est mort avec son secret.

Son frère, le visage crispé, les yeux brillants, se contenta de dire d’une voix étouffée :

— Il est revenu quand même, alors. Quand est-il mort ? Comment ?

Arturus les écoutait avec un air concentré qui montrait que son latin devait être médiocre.

— Aneurin est arrivé à la villa il y a un mois de cela, dit-elle. Peu de temps avant la mort de père.

Elle vit Caius sursauter. Elle continua :

— Papa n’a pas souffert. Il s’est éteint dans son sommeil. Il avait promis à Aneurin de l’aider. De lui donner de l’argent et un cheval pour regagner la Bretagne. Mais, père mort, Marcus a refusé de tenir les engagements qu’il avait pris. Et il voulait me forcer à épouser Lucius Arvatenus. Alors je me suis enfuie avec Kian. Nous avons rejoint Aneurin et…

Caius reporta son attention vers Kian. Il s’adressa de nouveau à sa sœur comme si le jeune homme n’existait pas.

— L’esclave Kian ? Celui à qui père avait confié ta garde pendant tes promenades ?

— Oui. Mais il n’est plus esclave. Je l’ai affranchi et…

— Et quoi ? interrogea Caius d’une voix sourde, son regard passant d’Azilis à Kian qui se tenaient côte à côte. Et quoi exactement ?

Elle connaissait par cœur les colères de son frère aîné, ces tempêtes qui enflaient jusqu’à prendre des proportions terrifiantes, qui le faisaient rugir et casser tout ce qui se trouvait sur son passage. Sans doute Arturus en avait-il aussi été témoin car, du coin de l’œil, elle le vit s’approcher, prêt à intervenir. Elle n’avait jamais été la cause de ces accès de fureur mais ils l’avaient toujours terrifiée.

Pourtant, cette fois, elle n’avait pas peur. Caius la fixait, rouge, les lèvres serrées, un tic nerveux fermant parfois sa paupière gauche. Elle comprit que cette colère impromptue n’était qu’une échappatoire à sa tristesse. Il venait d’apprendre à la fois la mort de son père et celle de son plus grand ami.

— Kian a tué Lucius Arvatenus pour me défendre, répondit-elle avec calme. Kian a risqué sa vie en se battant pour moi et pour Aneurin, et Aneurin lui a confié Kaledvour avant de mourir parce qu’il était aussi son ami. Et, ajouta-t-elle en élevant la voix, Kian est maintenant mon amant. Que cela te plaise ou non.

— Un esclave ! Tu as couché avec un esclave, rugit Caius. Je te préviens, Azilis…

— Azilis est morte ! s’exclama-t-elle d’une voix claire et coupante. Morte avec Aneurin. Morte ! Je suis Niniane, tu entends ? Niniane ! Revenue du royaume des ombres pour apporter Kaledvour au Haut Roi. Crois-tu que j’ai traversé la mer pour que tu me dises qui je dois aimer ou ce que je dois faire ? Personne ne me dictera ma conduite ! Ni toi ni aucun homme !

— C’est ce qu’on va voir, rugit Caius en s’avançant.

Avant qu’elle ait pu réagir, Kian se glissa entre elle et son frère. Il levait haut son épée, prêt à l’abattre, avec cette expression de concentration qu’elle lui avait déjà vue avant le combat.

— Tu ne porteras pas la main sur elle, fit-il. Essaie et je te tuerai. Tout ce qu’elle te dit est vrai.

— C’est moi qui te tuerai, sale chien !

— Assez ! tonna Arturus en attrapant Caius par le bras au moment où lui aussi brandissait son épée. Tu passeras ta colère sur les Saxons, ajouta-t-il en le tirant en arrière. On se bat demain. Pense à ça, pas à venger l’honneur de ta sœur !

Il avait parlé en mauvais latin, avec un accent marqué, mais avec une autorité telle que Caius s’immobilisa aussitôt. Alors, baissant la garde de son épée, Kian mit un genou à terre devant Arturus.

— Je te demande de bien vouloir m’accepter parmi tes hommes pour combattre demain.

— Kian, non ! s’écria Azilis horrifiée.

— As-tu déjà participé à une bataille ? interrogea Arturus. Fait partie d’une cavalerie ?

— Jamais, admit Kian. Mais je suis un excellent combattant, à pied comme à cheval. Je sais aussi tirer à l’arc. J’étais un esclave de valeur, acheva-t-il en lançant à Caius un regard de défi.

Arturus hésita encore un instant, détaillant le jeune homme agenouillé devant lui.

— Je t’accepte parmi mes compagnons d’armes, répondit-il enfin en prenant la main de Kian dans la sienne. Relève-toi.

— Merci, dit Kian.

— C’est à moi de te remercier, répondit Arturus dans son latin malhabile. Pour l’épée que tu m’as apportée et pour le bras que tu mets à mon service.

L'épée de la liberté
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